Colère agricole : entre cogestion et révolution

Dans la lignée de nos rencontres et réflexions autour des questions de Transition, Précarités et Démocratie alimentaire et des interactions et coopérations possibles entre producteurs et mangeurs, nous partageons  – en cette brûlante actualité locale et nationale autour de la mobilisation des agriculteur.ice.s – ce texte de Pierre Besse, ingénieur agronome, maraîcher depuis plus de 40 ans dans la vallée de la Lèze et initiateur parmi d’autres des AMAP. Pierre Besse est intervenu lors de la projection-débat que nous avions proposée autour du film La Rivière en décembre dernier à l’Utopia Borderouge. Il est également dans la fine équipe de l’association Caracole, initiatrice de longue date du projet de groupement d’achats avec le producteur andalou Floreal en Andalousie.

Pour quelques centimes de plus…
Quelles sont les revendications des agriculteurs ?

Le report de l’augmentation des taxes sur le gazole agricole. En soi, cette revendication est facile à juger négative et rétrograde par rapport au climat. Mais le fait que pour la deuxième fois depuis les gilets jaunes, ce soit cette menace sur le prix du gasoil qui ait servi de déclencheur au mouvement montre l’extrême sensibilité envers le prix de l’énergie des pauvres en général, qui ont un besoin vital de leur bagnole pour aller travailler, et des agriculteurs en particulier, qui ne peuvent compter ni sur la main d’œuvre (beaucoup trop cher), ni sur la traction animale pour accomplir des tâches vitales pour tous et très exigeantes en énergie. Si c’est au nom de la lutte contre le dérèglement climatique qu’on entend prendre ce genre de mesure, il faut commencer par le commencement : taxer enfin le kérosène (libre de taxes à l’échelle mondiale), et rationner l’énergie plutôt que de la taxer, et si on la taxe, qu’on commence par les utilisateurs qui gaspillent et qui ont les moyens de payer, pas par les plus pauvres d’entre nous, qui sont en l’occurrence ceux qui font l’usage le plus légitime et le plus contraint de cette énergie.

Les prix de vente : cette revendication touche à deux niveaux très différents :

  • La concurrence déloyale des importations. Accords de libre-échange, par exemple avec la Nouvelle-Zélande : des produits agricoles néo-zélandais contre des bagnoles françaises… Conditions de production complètement différentes, « normes » sociales et environnementale nulles, disponibilité du foncier illimitée car confisqué ou gagné sur la forêt, etc. Revendication à mes yeux parfaitement fondée, même si la concurrence du marché mondial n’est pas le point le plus central du problème. Accéder à cette revendication, ça signifie sortir de l’idéologie néolibérale et reprendre, à priori au niveau des états, un minimum de contrôle sur le commerce international des biens alimentaires. Je ne plaide certes pas pour un état qui se substituerait totalement aux commerçants, mais pour une politique économique responsable et équilibrée qui encadre et régule le marché. Depuis des décennies, il n’est question que de dérégulation.
  • La politique d’achat des industriels de l’aval et de la distribution. Les Etats ayant mis la production agricole presque entièrement sous la coupe d’un énorme système industriel de stockage, transport, transformation et distribution des produits agricoles, ce système tout- puissant et hyper concentré exerce en continu une pression sur les prix qui maintient perpétuellement le revenu agricole très en dessous du revenu moyen, ce qui est sans doute de loin la raison majeure à l’érosion du nombre de fermes depuis 60 ans.

Les normes sanitaires et environnementales et autres contraintes administratives : oui, c’est bien un vrai et gros problème, n’en déplaise à certains écologistes qui n’entendent faire évoluer la pratique agricole qu’avec ce seul outil. Ces normes ne résolvent rien ou peu s’en faut, elles sont un écran de fumée pour donner l’impression qu’on essaie de résoudre les problèmes, alors qu’elles ne font que les faire durer, tout en pourrissant la vie des agriculteurs qui sont seuls à en faire les frais. Les normes bureaucratiques édictées d’en haut (Paris, Bruxelles, l’OMC…) ne sont pas du côté de la solution, mais du problème. Vues d’en bas, elles donnent l’impression d’avoir une fonction inavouée, celle de finir le travail, d’accélérer la purge des fermes les plus petites, les plus fragiles. Tu as résisté à la pression économique, en travaillant deux fois plus que tout le monde et en acceptant un revenu deux fois moindre : qu’à cela ne tienne, on te fera lâcher prise à coups de pieds réglementaires.

Il y a bien sûr des limites à poser à la liberté d’action des agriculteurs, comme à celle de tout-un-chacun. Le droit de propriété ne doit certainement pas autoriser à saccager la terre. Mais aujourd’hui le système d’encadrement réglementaire de la pratique agricole a pris une ampleur démesurée. Tel qu’il est conçu il ne résout rien, il se contente de donner des gages hypocrites autant que symboliques à la fraction de l’opinion qui s’inquiète légitimement. Il pèse entièrement sur les agriculteurs, à qui il signifie clairement le mépris dans lequel on les tient.

Le problème à la racine

Mais ces trois paquets de revendications ne vont pas au cœur du problème. Le cœur du problème, c’est le processus historique de « modernisation » de l’agriculture tout entier. Bien au-delà de ce processus, le cœur du problème c’est une économie mondiale qui n’a plus pour objectif et pour boussole que la recherche frénétique du meilleur rendement des investissements financiers. Cette économie est prise d’une boulimie effrénée de ressources et d’énergie. Des deux fonctions biologiques absolument fondamentales qui régissent les êtres vivants, elle a conservé l’appétit mais perdu la satiété. C’est la définition biologique du cancer. Vouée à une croissance sans fin, elle enferme les êtres humains dans un besoin de consommation toujours croissant et impossible à calmer. Le fond du problème, c’est la marchandisation galopante du monde, c’est notre civilisation de l’artifice, de la fuite en avant dans la technologie, du saccage de la nature et des sociétés humaines.

La politique planifiée de « modernisation » de l’agriculture a été mise en place en France dans les années 50 et 60 et elle n’en finit pas de produire exactement les effets attendus : la disparition – complète à terme – du monde paysan, et l’ouverture d’un gigantesque champ d’expansion au capital : toute la production et toute la consommation alimentaire, l’amont de la production, son aval industriel, la distribution. Ce domaine aura résisté un peu plus longtemps que celui, par exemple, du textile, mais aujourd’hui on est en train de voir les derniers agriculteurs disparaître, de plus en plus remplacés par des esclaves, des robots, quelques intérimaires sur des machines géantes bientôt entièrement automatiques, tout ce monde au service du capital le plus concentré qui soit : assurances, fonds de pension, multinationales, banques et autres holding qui sont en train de racheter la terre.

La disparition des derniers paysans fera des nous des zombies, devant perpétuellement et intégralement leur survie aux bons soins du Capital. Avec la disparition du travail, l’humain de base ne balancera pas comme aux 19 et 20ème siècles entre les statuts d’exploité et d’exclu, il basculera en masse dans la catégorie des superflus. Avec des conséquences potentielles vertigineuses…

Les agriculteurs n’ont pas attendu les écolos (ni les chercheurs d’ailleurs) pour s’engager dans une transition très profonde de la pratique agricole, sur deux plans : l’abandon de la chimie de synthèse, et celui du travail du sol. Ces deux axes d’« écologisation » de l’agriculture sont aussi importants l’un que l’autre, même si le second est plus difficile à saisir pour l’opinion publique. Sur ces deux axes, les recherches de terrain explosent depuis quelques années, les résultats sont déjà étonnants et extrêmement encourageant, même si pour l’heure les réalisations concrètes ne touchent qu’une minorité de fermes. Ces recherches sont le fait de toutes les catégories d’agriculteurs : bio et conventionnels, gros et petits, tournés vers la vente directe ou complètement insérés au marché. Au lieu de manier en continu la carotte et le bâton, il faut proposer aux agriculteurs un nouveau contrat social : à travers une politique économique qui mérite ce nom, on vous assure des conditions économiques dignes, des chances raisonnables de survie. Au minimum on assure le maintien du nombre de fermes, c’est-à-dire qu’on arrête l’hémorragie. En échange on attend de vous de nous débarrasser de la chimie de synthèse, de diminuer la dépendance énergétique, de restaurer les sols et les paysages, et de nous aider, nous les citoyens, à absorber les conséquences du dérèglement climatique. Ce contrat est ni plus ni moins celui passé au sein des AMAP entre mangeurs et paysans. Depuis 20 ans en France, il a fait la preuve d’un énorme potentiel de soutien et de développement de cette agriculture que tout le monde souhaite. C’est ce contrat qu’il faut étendre à l’ensemble de l’agriculture et à toute la société des mangeurs.

Quoi faire ?

Comme toujours, le gouvernement se contentera de satisfaire à minima les moins contraignantes des revendications paysannes, et il attendra que ça se tasse. On reporte de quelques mois l’augmentation des taxes sur le gazole, on promet de faire un peu pression sur les industriels et distributeurs pour qu’ils consentent à quelques centimes de plus sur le litre de lait ou le kilo de viande, on promet d’alléger un peu les normes et contraintes diverses. Et on ose déclarer haut et fort qu’on s’oppose à l’accord de libre-échange Mercosur, tout en s’activant en coulisse à le faire aboutir.

Des cautères sur des jambes de bois, ou pire : des pansements sur des membres qu’on s’apprête à amputer. Si les paysans restent seuls, ils finiront fatalement par capituler.

Mais, pour la première fois semble-t-il, on voit sur le terrain, en dépit de la frilosité des états-majors,
une convergence inédite des militants de toutes les organisations syndicales agricoles. On voit des signes de soutien populaire aux manifestants. On voit beaucoup de perplexité chez les militants de gauche et écolos, et même le 26 janvier, une tribune commune de plusieurs dizaines d’organisations écologistes qui s’affirment alliées des agriculteurs et qui appellent les citoyens, ou au moins leurs adhérents, à participer au mouvement.

Il DOIT advenir rapidement une recomposition politique autour d’un front commun : gauche – écolos – agriculteurs. Chacun doit accepter de mettre en question sa propre identité culturelle et politique, quitte à brûler quelques-uns de ses fétiches, pour qu’émerge ce rassemblement.

Compte tenu de la diversité des revendications, de la divergence des positions et de l’opposition parfois frontale des approches, il est sans doute vain de chercher à établir un catalogue commun de revendications concrètes auxquelles tout le monde pourrait souscrire et qui seraient censées régler tout de suite la question. Il est malaisé de définir un projet commun, de dessiner précisément la forme d’un système économique et social à construire où chacun aurait sa place. Pourtant, confuse et impalpable, une aspiration commune irrigue nos mouvements. Dans l’immédiat, on pourrait poser deux objectifs :

D’une part, la satisfaction des revendications à court terme des agriculteurs, pour les soulager et pour leur signifier un changement d’attitude à leur égard.

D’autre part, le lancement d’un vaste chantier de reconstruction économique et sociale. Un chantier initié par ses artisans, sans plans, sans architecte et sans contremaître. Un chantier en deux temps. Le premier mouvement est de reconnecter les mangeurs avec les producteurs et d’évacuer progressivement les acteurs industriels de la transformation et de la distribution, pour récupérer l’énorme marge que prend ce système (entre le prix du grain de blé livré à la coopérative le jour de la moisson, et le prix de la baguette à la boulangerie, un facteur 20!), pour pouvoir rémunérer correctement les producteurs sans faire exploser les prix de détail, et pour ouvrir un espace de dialogue où les agriculteurs se retrouvent face à des mangeurs, pas face à des multinationales. Le deuxième mouvement est de poser des jalons concrets vers un horizon, l’horizon d’une société et d’une économie indéfiniment durables, c’est-à-dire qui aient une chance de durer indéfiniment. Avec deux corollaires :

  • une économie naturelle qui fonctionne pour l’essentiel sur la base matérielle des substances naturelles et des processus naturels. Qui renonce aux produits miniers, aux énergies fossiles, à l’uranium, aux artifices technologiques en général, à commencer par la chimie de synthèse. Qui pourvoit aux besoins nobles, c’est-à-dire vitaux, d’une humanité même nombreuse mais sobre. Dont les seules ressources ou peu s’en faut sont l’agriculture, la forêt et la pêche.
  • une société un minimum égalitaire et démocratique, avec un pouvoir de décision très étendu aux premiers niveaux sociaux, ceux des « communautés locales »

Utopie ? Sans doute. L’horizon, comme on sait, s’éloigne à mesure qu’on s’en approche. Une fois qu’on y est, ce qu’on y trouve est rarement ce qu’on avait imaginé. Si lointain, si utopique que cet horizon paraisse, c’est vers lui qu’il faut aller, consciemment et délibérément, et surtout, ensemble.

En 1973, René Dumont titrait son livre-manifeste L’utopie ou la mort. Le contenu du livre a peut-être vieilli quelque peu. Pas son titre.

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